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LA COMMUNAUTÉ MONASTIQUE DE LÉRINS : APPRENDRE "HORS DU TEMPS"

Pour commencer cette exploration sur les communautés apprenantes, j’ai ressenti le besoin de revenir à l’essence de nos apprentissages ancestraux. Une manière pour moi de m’ancrer dans des pratiques immémoriales pour ensuite mieux explorer les innovations communautaires.


Alors que nous faisons communauté depuis la nuit des temps, je suis toujours surpris que certains modèles persistent encore aujourd’hui. Leur résilience et leur mémoire sont pour moi des trésors d'apprentissage à l’heure où nous souhaitons recréer du lien communautaire.


Parmi eux, la vie monastique m'a toujours intrigué ! Comment ce mode de vie si radical réussit-il à perdurer depuis le IV° siècle ? Qu’est-ce que les moines ont à nous apprendre dans la manière de “faire communauté” ? À l’aube d’un monde en pleine transition, quelle est leur vision des enjeux écologiques et sociaux ?


C’est avec toutes ces questions que je me suis immergé dans le quotidien des 20 moines de l’abbaye de Lérins. Cette communauté vivant sur une île isolée à quelques kilomètres de Cannes structure sa vie autour de la prière et du travail en suivant la règle fondatrice de Saint Benoit datant du VI° siècle. Les moines m’ont ouvert leurs portes avec beaucoup d’amour et une sincère envie de partager.


Dans ce monastère, j’y ai découvert une manière “d’habiter le monde” qui m’a profondément marqué. Alors que notre quotidien ressemble bien souvent à une course contre la montre, la relation spécifique qu’ils entretiennent au temps et à l’espace peut selon moi inspirer de nombreuses communautés.

UNE RELATION AU TEMPS QUI PERMET LE DISCERNEMENT


L’une des plus grandes forces de la communauté de Lérins réside dans son rapport au temps. Selon moi, c’est en cultivant une vision à long terme qu’ils réussissent à perpétuer leur mode de vie depuis des siècles.

Mais alors que chaque collectif ou organisation est à la recherche de cette “vision long terme” qui leur permettra de durer dans le temps, la vie monastique est structurellement pensée pour cultiver cette fameuse vision :


1.Un engagement à vie : En devenant moine, chaque membre fait vœu de stabilité. C'est-à-dire qu’il s’engage à vivre jusqu’à la fin de ses jours au sein du même lieu avec la même communauté. Cette promesse, certes très engageante, crée une projection sur le long terme partagée par l’ensemble des membres de la communauté.


2.Un ancrage au sein d’une histoire longue vouée à se perpétuer : Parce que le moine se sent appartenir à une tradition historique, il ressent la responsabilité de transmettre ce qu’il a reçu en l’enrichissant. La communauté de Lérins est donc en recherche perpétuelle d’équilibre entre le respect des traditions et une liberté d’adaptation pour incarner au mieux la vie monastique du XXI° siècle. Cet attachement au passé implique des évolutions stables qui facilitent une projection dans un futur qui ne sera pas radicalement différent du présent. En effet, pour les moines, pas question de faire de grandes révolutions pour tout remettre en cause.


3.Une certaine protection à l’accélération du monde : Même si les moines ne sont pas complètement reclus de la société (au sein de l’abbaye de Lérins un peu plus d'un tiers des moines avaient un portable), leur mode de vie les préserve de la frénésie du monde qui nous pousse bien souvent à passer d’urgence en urgence. En m’inspirant de leur quotidien, voici selon moi la recette monastique pour “décélérer” :

  • S’isoler spatialement : En délimitant un espace protégé de toutes sollicitations (le cloître) ils contrôlent les interactions avec l’extérieur.

  • Sacraliser les relations : Par la dimension sacrée qu’ils incarnent, ils sont dotés d’une personnalité particulière qui leur permet de nouer des relations spécifiques avec les acteurs extérieurs. Ils peuvent donc plus facilement refuser les “normes” socialement fixées (comme par exemple certains délais de livraison pour les produits monastiques).

  • S’offrir des temps de gratuité : En rythmant leur journée par 7 offices, ces temps de prière sont des moyens de revenir à l’essentiel en se reconnectant à soi et aux autres. Ce sont des temps précieux pour prendre de la hauteur sur ses propres urgences.


Entrée de l'abbaye

UN MONASTÈRE AVEC PLUS DE PORTES QUE DE FENÊTRES


L’une des problématiques que j’ai le plus rencontrées au sein des communautés ces dernières années est la relation avec l’extérieur. Alors qu’un collectif a besoin d’un espace spécifique pour créer une culture commune et trouver son harmonie, il doit en même temps s’ouvrir à l’extérieur pour accueillir de nouveaux membres et collaborer avec d’autres communautés.


Cette relation entre “l’intérieur” et “l’extérieur” de la communauté est toujours issue d’un équilibre délicat. Mais j’ai trouvé au sein de l’abbaye de Lérins un modèle inspirant formé de fenêtres et de portes :

  • Les fenêtres sont des expériences qui permettent de communiquer ce que la communauté fait à l’extérieur sans pour autant avoir d’interaction. Elles sont essentielles pour promouvoir les valeurs de la communauté et la rendre visible au sein de son écosystème tout en gardant leur intimité. Pour l’abbaye de Lérins, ces fenêtres sont la vente de leurs produits ou encore la visite touristique de leur île.

  • Les portes sont des espaces d’interaction avec l’extérieur. Que cela se passe sous la forme de partenariat ou d’accueil de personnes extérieures à la communauté, ils donnent lieu à la rencontre entre différentes cultures. Ces interactions sont souvent riches mais créent en même temps des “perturbations” au sein de la communauté. Pensez à la dernière fois que vous avez accueilli une personne au sein de votre collectif, cette personne a certainement beaucoup apporté au groupe mais elle a également pu déséquilibrer momentanément l’harmonie du collectif. Afin de limiter ces perturbations, la communauté de Lérins a développé des interfaces spécifiques pour interagir avec l’extérieur à la lisière de la communauté et non en son cœur. En créant des hôtelleries ou des magasins monastiques proches de leur cloître, ils font naître des passerelles reliant leur écosystème à l’extérieur tout en gardant le cœur de la communauté “à l’abri”. Néanmoins, ces espaces demandent une recherche constante d’équilibre pour la communauté. En effet, s’ils sont trop éloignés de la communauté la relation s’assèche et n’est pas fructueuse mais au contraire s’ils sont trop proches la communauté est submergée et son équilibre interne est perturbé.


En ayant le courage et l’ouverture d’esprit d’allier avec beaucoup de justesse leurs fenêtres et leurs portes, l’abbaye de Lérins est devenue un lieu où fleurissent des initiatives inspirantes entre héritage et modernité. Alors que les moines ont souvent l’image de personnes totalement isolées du monde, j’ai été marqué par leur capacité à ouvrir leurs portes à l’extérieur et nouer des partenariats avec une variété d’organisations.


UN ENGAGEMENT À VIE QUI NOUS RELIE À LA VIE


En réalisant ce fameux vœu de stabilité, les moines s'engagent à vie au sein de leur communauté. Pour moi qui viens de la fameuse génération “Zapping” naviguant de projet en projet depuis des années, cet engagement long terme me questionne beaucoup. Mais je dois reconnaître que s’engager à vie sur un territoire change radicalement notre relation avec le vivant.

  • Prendre soin de son écosystème : À Lérins, cet ancrage territorial à long terme les rend particulièrement sensibles aux problématiques écologiques. En se projetant sur le long terme dans leur environnement, chaque moine est incité à prendre soin de celui-ci. C’est une relation presque naturelle qui les pousse à privilégier la fécondité (les résultats long terme) plutôt que l’efficacité (des résultats court termiste ne prenant pas en compte les impacts futurs). C’est dans cette optique que l’abbaye de Lérins à privilégier l’agriculture biologique depuis plusieurs années et a récemment lancé un jardin en permaculture.

  • À la recherche de relations harmonieuses : Que ce soit au sein de la communauté ou avec les acteurs du territoire, les moines sont particulièrement sensibles à la qualité et la vérité des relations qu’ils entretiennent. Sachant que cette relation va durer jusqu’à la fin de leur vie, ils veillent au bien-être de leurs relations car il n’y a pas d’échappatoire. Encore une fois, c’est un comportement tout à fait naturel ! Pour une situation identique, nous avons rarement le même comportement avec un membre de notre famille (avec qui on est généralement en lien sur le long terme) plutôt qu’avec une connaissance de passage.


À l’heure où nous consommons tout autant nos ressources planétaires que nos relations personnelles et professionnelles, l’engagement long terme requestionne donc notre lien à la vie. En ce sens, il est possible pour les communautés de créer un cadre fertile pour des relations harmonieuses en demandant un engagement fort et durable. Certes cet engagement peut représenter une barrière pour l’inclusion de nouveaux membres, mais la communauté n’en sera que plus vivifiante avec des membres pleinement engagés.


Profession solennelle de Fr. François

LE MONASTÈRE, UN LIEU RESSOURCE


Tout d’abord, rappelons que la fonction première du monastère est de permettre aux moines de mener une vie communautaire en retrait de la société pour s’unir le plus fidèlement possible à Dieu. Il offre un cadre de vie régi par des règles permettant d’incarner un idéal chrétien. C’est sa raison d’être.

Mais en analysant la chrétienté comme un mouvement porté par une mission et des valeurs, j’ai compris à quel point les communautés monastiques représentaient aussi des “lieux ressources”.


La dimension de l’accueil a toujours été essentielle au sein des monastères. En se plaçant à l’écart de l’agitation de la société, ce sont aujourd’hui des lieux où de nombreuses personnes (croyantes ou non) viennent se ressourcer en retrouvant un environnement calme et bienveillant pour leur permettre de prendre du recul sur leur vie.


Mais les monastères sont aussi des lieux ressources dans le sens où ils permettent de revenir “à la source du mouvement”. Les moines représentant (plus ou moins consciemment) un certaine incarnation des valeurs chrétiennes, ils permettent aux croyants de se rattacher concrètement à un idéal à suivre. Tandis que pour les non-croyants, les moines sont une manière de découvrir de manière tangible les valeurs chrétiennes.


Alors que de nombreux membres de communautés arrêtent de s’engager car ils sont désespérés et/ou fatigués, je me demande à quel point certains éco lieux peuvent devenir ces fameux “lieux ressources” incarnant les valeurs de la communauté. Des lieux de rassemblement qui peuvent (re)donner sens à un engagement.


Plus personnellement, je me suis moi-même défini un ensemble de lieux ressources dans lesquels j’ai prévu de me rendre tous les 6 mois afin de revenir à la source de mon engagement et prendre du recul sur mon quotidien.


UNE MISSION TRANSCENDANTE ET UNIFICATRICE


Enfin, la force de cette communauté est que sa mission soit à la fois transcendante pour l’individu et unificatrice pour le collectif.

  • TRANSCENDANTE : Les moines que j’ai rencontrés m’ont parlé d’une réelle vocation. Ils ont répondu à un appel qui les invite à dédier leur vie au sein de CETTE communauté (et pas une autre). Cette dimension vocationnelle donne une force à la communauté parce que chacun de ses membres est porté par sa propre mission qu’il ne peut atteindre sans l’aide de la communauté.

  • UNIFICATRICE : En tant que moine, chaque membre de la communauté est voué à tendre toujours plus chaque jour vers un idéal chrétien prônant “l’amour de son prochain”. L’objectif de la communauté étant de structurer cette vie monastique, sa mission même est donc tournée vers la cohésion du collectif. En effet, sans collectif difficile de perpétuer la vie monastique. Chaque action de la communauté nourrit donc directement l’unité du groupe en priorisant l'harmonie en son sein plutôt que quelconque projet économique, social ou environnemental.


Si je n’avais qu’une seule chose à retenir de cette immersion, je pense que ce serait cette double dimension à la fois transcendante et unificatrice de la mission. J’ai rencontré trop de communautés où les membres sont assimilés à des ressources permettant la réussite d’un projet (une mobilisation citoyenne, une collecte de fonds, etc…). Que le projet atteigne son objectif ou non, les membres finissent bien souvent épuisés ou désengagés.


Bien sûr, la communauté peut soutenir la réussite d’un projet, mais cela ne doit pas être sa mission ou sa raison d’être. Pour cultiver une communauté durable, il est selon moi nécessaire d’orienter chaque action de la communauté vers l’unité du collectif. Si le projet de la communauté ne sert pas directement ses membres, il doit être écarté au profit d’autres projets qui nourriront le groupe.


De plus, il est important de veiller à ce que chaque membre soit à sa place au sein de la communauté. Pour les moines, leur engagement (certes radical) ne peut être prononcé qu’après 5 ans d’observation. Chaque personne est accompagnée par la communauté pour veiller à ce qu’il réponde à sa vocation, qu’elle soit au sein de leur monastère ou ailleurs ! Selon eux, une personne ne répondant pas à sa vocation ne se rend service ni à elle, ni à la communauté. Alors que les vocations monastiques sont en forte baisse et qu’ils n’ont plus que jamais besoin de nouvelles recrues, c’est un message fort que les moines portent aux autres communautés !


La communauté au sein du cloître

CONCLUSION

Durant ce mois passé sur cette île, des liens précieux se sont tissés avec la communauté. J’ai appris à voir chaque homme derrière sa coule (leur vêtement traditionnel), passer au-delà de la dimension sacrée qu’ils incarnent afin de comprendre qui sont-ils réellement, connaître leur histoire et leurs aspirations. Je leur suis très reconnaissant de m’avoir donné l’opportunité de vivre leur quotidien en m’acceptant comme l’un des leurs avec beaucoup de bienveillance.


À vrai dire, en posant mes pieds sur cette île début janvier, je ne m’attendais pas à ce que mes apprentissages soient reliés aussi directement à la transition écologique et sociale. Militants d’une “écologie intégrale” où tout est relation, les moines défendent un “art de vivre ensemble” pour se reconnecter à soi, aux autres et à la planète.

Pour reprendre les mots de Clémentine Perier, je pense profondément que “les monastères sont des laboratoires d’idées pour nous requestionner” et non des modes d’emploi à recopier.


Le modèle qu’ils incarnent peut être une source d’inspiration mais ses spécificités le rendent unique et difficilement reproductible en tant que tel. J’espère donc que mes observations (et leurs limites) pourront faire naître des questionnements au sein des communautés.

MES INSPIRATIONS

  • "L'écologie intégrale au coeur des monastères" (Nathalie de Kaniv, P. François You) propose un tour d'horizon des applications concrètes de l'écologie intégrale. Voici ce qu'en j'en retiens ici.

  • Clémentine Perier et son livre "À l’école des moines, réinventer l’économie" m'a permis de me plonger dans le fonctionnement économique des monastères. Une analyse et une posture inspirante que je résume dans cette note de lecture.

  • Les merveilleux chants ingala qui ont accompagné la profession solennelle de Frère François. Cet événement m'a une nouvelle prouvé la nécessité pour une communauté de trouver des formes singulières pour partager sa culture à l’extérieur en invitant facilement les personnes à le partager.

  • Sur une note plus personnelle, voici le poème que je leur écris pour les remercier de cette merveilleuse aventure partagée ensemble.

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